Je me sens mal. La tête qui tourne et le corps faible, j’avale de l’eau pour tromper la faim. La fin. De l’eau en grande quantité, assaisonnée par des poudres chimiques comestibles. De l’eau pour oublier que je ne mange pas. Restriction, restriction obligatoire. Sinon, c’est la crise, la crise mauvaise, néfaste - interdite. Mon corps me fusille et je fusille mon corps par mon regard. Je sens le gras qui coule et suinte sous ma peau. Illusion dérisoire. Assassine. Guerre interminable contre le corps et les cris. Contre les calories, contre la balance et le poids qui s’affiche. Ce n’est jamais assez et pourtant les chiffres se font plus petits, toujours plus petits.
Famine, famine qui ne me rend toujours pas mon appétit, et pourtant quand je mange ce n’est pas par faim. Chaque matin c’est la même question, la même honte et le même désespoir, comment faire pour perdre plus? Les amis s’inquiètent, s’interrogent, me grondent ou me cajolent. Ils ont tous la même phrase à la bouche - arrête ça, je ne vois tes rondeurs nul part, tu vas te mettre en danger - mais je n’entends rien. Mes oreilles restent bouchées par mes yeux, cruels. Je voudrais bien les croire, pourtant. Ce serait si facile de faire comme avant, et pourtant comme avant ce n’était pas très bien non plus. Avant il n’y avait que les compulsions, pas de restriction; de la culpabilité, mais pas au point de se tuer. Avant c’était simple: j’étais grosse, mais je n’y faisais rien.
Mes yeux m’ont toujours vue grosse, d’aussi loin que je me rappelle. Ça a commencé après la maternelle, ça n’est jamais reparti, et tous les jours, c’est pire. Grosse. Grosse rien que par le poids de mon existence, que je pèse chaque jour. J’ai froid. Au dessous de 25°, j’ai froid. Au dessous de 20, je tremble, et au delà, je gèle. C’est un phénomène récent, nouveau. Je n’étais peut-être pas si grosse que ça, avant, mais avant, je me voyais obèse. Aujourd’hui aussi, mais la balance l’atteste, l’affirme: je suis grosse, mais moins grosse qu’avant. J’ai froid et je m’inquiète: l’automne n’est pourtant pas encore là. Cet hiver ce sera terrible, il faudra investir dans du chauffage de qualité, un poêle, des couvertures, des pulls, tout et n’importe quoi.
Je voudrais m’en sortir et arrêter tout ça.